Communications dans les sessions thématiques ouvertes > #14 Dépenser, repenser, panser l’avenir ? La littératie du futur, terreau de l’acceptabilité sociale

Contact pour soumission de communication

Coline Ruwet : coline.ruwet@uclouvain.be

Julie Hermans : julie.hermans@uclouvain.be

Luigi Russi : lrussi@uco.fr

 

Cadrage et objectif de la session

Penser le futur est souvent présenté comme un des ingrédients clefs favorisant l’acceptabilité sociale des transitions socio-environnementales. La « littératie du futur » est reconnue comme une des compétences essentielles en matière de durabilité, ?notamment dans les Greencomp (Bianchi et al., 2022). Selon cette approche, cette compétence articule trois approches pour comprendre les futurs : le futur prévu (les prévisions fondées sur l’observation fine d’un présent inchangé), le(s) futur(s) alternatif(s) (ce qui pourrait se produire si on apporte des leviers d’action) et le futur jugé meilleur (imaginer et organiser un avenir désirable). Elle recoupe ainsi un nombre assez large de pratiques – à la fois dans le domaine de la formation et de la conduite du changement dans les organisations – dont les objectifs profonds ne sont pas toujours alignés.

Que ce soit dans la littérature scientifique ou dans le grand public la (co-)construction de « nouveaux récits » articulés à des « futurs souhaitables » apparaît comme un facteur de mobilisation et de motivation susceptible de lever les barrières associées à la transition socio-environnementale. Débrider l’imaginaire, ouvrir de nouveaux horizons est érigé en nouvel eldorado, moteur du changement social. Face à l’insoutenabilité des trajectoires actuelles et à l’incertitude des problèmes complexes auxquels nous faisons face, les récits de futurs souhaitables ont également comme fonction de fournir des solutions clefs en main pour se prémunir contre des émotions jugées démobilisantes comme l’ecoanxiété ou l’impuissance. Ces récits seraient porteurs d’espoir, condition sine qua non pour le passage à l’acte dans certains cas, mais pouvant le neutraliser dans d’autres (Cohen-Chen & Van Zomeren 2018, Van Zomeren et al. 2019). Dans le champ des politiques publiques, la création de scénarios est un outil central utilisé par la communauté scientifique non seulement pour convaincre les décideurs d’anticiper les problèmes pernicieux (wicked problems) en lien avec le dépassement des frontières planétaires mais également pour leur donner des moyens, via des prédictions, de les contrôler et de les piloter. Derrière ces injonctions à l’anticipation, on retrouve l’idéal de maîtrise et de prédiction qui caractérise le rapport au temps dans les sociétés modernes occidentales (Adam, 1998).

Depuis quelques années, des voix s’élèvent pour remettre en question les conceptions de la temporalité sous-jacentes à ces diƯérentes façons d’aborder l’avenir. La littérature en sociologie de la consommation durable, influencée notamment par l’approche de la théorie des pratiques, met en exergue les composantes matérielles et institutionnalisées des récits dominants tels que l’hyperconsumérisme, résultant de processus de long terme ancrés dans des rapports de pouvoir (Dubuisson-Quellier, 2024).

L’instrumentalisation du concept de « nouveau récit » conduit au risque de narrative-washing qui se produit quand on s’approprie des éléments de récits émergents (comme la régénération, la résilience ou la sobriété) dans des finalités marchandes ou politiques sans pour autant se traduire par des transformations systémiques de l’organisation qui les mobilise. Enfin, la montée en puissance de récits tels que le transhumanisme ou la conquête spatiale conduit à des risques accrus de colonisation du futur (Hartog, 2003) et de fuite dans des imaginaires désincarnés par rapport à la réalité de la situation présente.

De son côté, la méthode des scénarios ne permet pas toujours de rendre compte de dynamiques temporelles complexes, dificilement prédictibles (Lockie, 2014), liées aux processus du système terrestre (Ruwet, 2023) tels que l’invisibilité de phénomènes, l’irréversibilité ou les points de bascule (Lenton & Watson, 2011). Ces considérations mettent en évidence que la prolifération de discours autour du futur risque, parfois, de rester dans un paradigme, toujours axé sur le contrôle et la prédiction et ancré dans une conception du temps comme linéaire et maitrisable par le présent. Riel Miller, ancien responsable de la littératie des futurs à l’UNESCO, estime que l’éducation telle que pratiquée aujourd’hui, dominée par des objectifs d’anticipation et de planification du futur, inhibe le développement et l’acquisition de la littératie des futurs et peut s’avérer hostile à la capacité humaine de comprendre la complexité dans toute sa richesse, aƯaiblissant les stratégies de diversification nécessaires à notre survie constante (Miller, 2015).

Au contraire, les approches par la pratiques suggèrent un futur ontologiquement inconnaissable (voir par exemple Comi et Whyte 2018). Face au futur inconnaissable, les praticiens ne peuvent plus s’appuyer uniquement sur une prise de décision rationnelle basée sur des données statistiques passées ou sur des scripts, règles et normes prédéfinis ancrés dans l’institutionnalisme (Thompson & Byrne 2022). Au lieu de cela, les acteurs mobilisent des artefacts ou prototypes, y compris narratifs, pour créer ce qui n’est « pas encore » (Whyte et al. 2020). Ce faisant, les praticiens créée des images du futur « tel qu’il devrait être » plutôt que de se concentrer uniquement sur la prédiction rationnelle de l’avenir (Thompson & Byrne 2022).

Comment développer des littératies des futurs en phase avec le développement d’une sensibilité temporelle adaptée à l’Anthropocène, où la vie humaine s’inscrit dans le temps long et dans les temporalités de multiples formes de vie ? Quelles articulations entre lucidité sur le présent, le future non-désiré qui s’impose et la mise en récit de l’avenir ? Comment promouvoir l’acceptabilité sociale d’une autre grammaire du temps qui permette d’intégrer l’instabilité, les transitions critiques et les seuils, d’accompagner le renoncement ou le deuil de la toute-puissance (qui pousse à la recherche, même bienveillante, de solutions clés en main) et par ce biais renouveler, par une acceptation de l’incertitude, un esprit de lucidité et d’enquête (Dupuy, 2002) par rapport aux frontières planétaires ?

Cette session thématique visera notamment à nourrir un futur appel en lien avec une special issue du Journal of Education in the Anthropocene. Elle accueillera des contributions théoriques et empiriques touchant aux sujets suivants :

  • Questionner, déconstruire les savoirs, instruments et pratiques généralement associées à la formation ou la gestion du futur en contexte d’Anthropocène (planification, fresques thématiques, courbe du deuil,
  • Penser, expérimenter des relations alternatives à la temporalité intégrant les spécificités temporelles des processus complexes en lien avec les frontières planétaires.

Références

Adam, B. 1998. Timescapes of modernity. The environment and invisible hazards. London; New York: Routledge.

Bianchi, G., Pisiotis, U. and Cabrera Giraldez, M., (2022) GreenComp The European sustainability competence framework, Punie, Y. and Bacigalupo, M. editor(s), EUR 30955 EN, Publications OƯice of the European Union, Luxembourg

Cohen-Chen, Smadar, and Martijn Van Zomeren. "Yes we can? Group eƯicacy beliefs predict collective action, but only when hope is high." Journal of Experimental Social Psychology 77 (2018): 50-59.

Dubuisson-Quellier (2024), « Problèmes posés par la vision solutionniste », Colloque « L’urgence climatique : un tournant décisif ? », Académie des Sciences, 8-9 mars 2024.

Dupuy, J.-P- (2002). Pour un catastrophisme éclairé. Paris : Seuil.

Hartog F. (2003). Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris, Éd. Du Seuil. Innerarity, D. 2012. The Future and Its Enemies: In Defense of Political Hope. Stanford: Stanford University Press

Lenton, T. and Watson, A. (2011). Revolutions That Made the Earth. Oxford, OUP.

Lockie, S. 2014. ‘Climate, Scenario-Building and Governance: Comprehending the Temporalities of Social-Ecological Change’, in Lockie, S., Sonnenfeld, D. and Fisher, D. (eds) The Routledge International Handbook of Social and Environmental Change,
Routledge, London and New York, pp. 95–105.

Miller, R. (2015). Learning, the Future, and Complexity. An Essay on the Emergence of Futures Literacy. European Journal of Education, 50(4), 513-523.

Ruwet, C. (2023). Crunch Time: The urgency to Take the Temporal Dimension of Sustainability Seriously, Environmental Values 32(1) : 25–43.

Sahakian, M. et al. (2023) : How social practices inform the future as method : Describing personas in an energy transition while engaging with teleoaƯectivities, in : Futures 148, 103133.

Thompson, N. A., & Byrne, O. (2022). Imagining futures: Theorizing the practical knowledge of future-making. Organization Studies, 43(2), 247-268

Van Zomeren, M., Pauls, I. L., & Cohen-Chen, S. (2019). Is hope good for motivating collective action in the context of climate change? Differentiating hope’s emotion-and problem-focused coping functions. Global Environmental Change, 58, 101915.

Welch, Daniel, Giuliana Mandich et Margit Keller (2020) : Futures in Practice: Regimes of Engagement and TeleoaƯectivity, in : Cultural Sociology 14,4, pp. 438-457. https://doi.org/10.1177/1749975520943167

Whyte, J., Comi, A., & Mosca, L. (2022). Making futures that matter: Future making, online working and organizing remotely. Organization Theory, 3(1), 26317877211069138.

Winter, C. J. 2020. Does time colonise intergenerational environmental justice theory? Environmental Politics, 29(2), 278-296

Personnes connectées : 8 Vie privée | Accessibilité
Chargement...